Algérie: Les autorités doivent protéger la liberté d’expression et une presse libre

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ARTICLE 19 est alarmée  des restrictions croissantes quant aux  liberté d’expression et de la presse en Algérie, violant directement les garanties prévues par la constitution algérienne du  1er novembre 2020. Trois ans après  l’élection du président Abdelmadjid Tebboune le 12 décembre 2019, Nous appelons les autorités algériennes à protéger la liberté d’expression et la liberté de la presse conformément à ses obligations internationales en matière de droits humains. 

Introduction 

Le 22 février 2019, des millions d’Algériens ont occupé les espaces publics dans la majorité des villes algériennes afin d’exprimer leur opposition à l’ancien président Abdelaziz Bouteflika qui voulait briguer un cinquième mandat. Le mouvement contestataire du Hirak a fini par obtenir la démission de Bouteflika en avril 2019. Ceci étant, quand le mouvement s’est opposé à la tenue des élections présidentielles en décembre 2019, en absence des refontes réclamées par le peuple, les autorités ont arrêté des figures du mouvement ainsi que plus que mille personnes. 

Après l’élection du président Abdelmadjid Tebboune le 12 décembre 2019, la répression s’est intensifiée. Sachant que les manifestations se sont interrompues en mars 2020 à cause de la pandémie de Covid-19, des tentatives de reprise ont été constatées lors du deuxième anniversaire du Hirak, en février 2021, mais elles ont perdu de l’ampleur trois mois plus tard, à cause de la répression et de l’affaiblissement du mouvement.1Human Rights Watch, « Algérie : Trois ans après le début du mouvement du Hirak, la répression se durcit ». Disponible sur : https://www.hrw.org/fr/news/2022/02/21/algerie-trois-ans-apres-le-debut-du-mouvement-du-hirak-la-repression-se-durcit

Le 1er novembre 2020, un faible taux de participation au référendum fut constaté. Le peuple Algérien a timidement voté la mise en place d’une nouvelle constitution tant et si bien que contestée et non participative dans son adoption mais demeurant consécutive au soulèvement populaire du Hirak et à la volonté de bâtir une Algérie plus libre et plus démocratique.

ARTICLE 19 est préoccupée par la détérioration continue de la situation des droits humains en Algérie et par les restrictions quant aux libertés d’expression et de la presse. Dans ce briefing, nous soulignons les principaux défis à ces libertés trois ans après les élections présidentielles du 12 décembre 2019 et la mise en place d’ «  une nouvelle Algérie ».

  1. «  Il n’y a pas de détenus d’opinion en Algérie » ! 

Depuis décembre 2019, plusieurs militants et défenseurs des droits humains ont été poursuivis parce qu’ils ont critiqué de hauts responsables et des autorités publiques pour atteinte à leurs droits et libertés. La multiplication et redondance des procès pour avoir exprimé une opinion est alarmante et signale une détérioration de la situation de la liberté d’expression en Algérie.

Le 31 juillet 2022, pourtant, Le Président Abdelmajid Tebboune, affirme lors d’une entrevue périodique avec la presse nationale, qu’ « Il n’y a pas de détenus d’opinion en Algérie et ( que) la prétendue existence de ce genre de détenus relève du mensonge du siècle ». Tout en rappelant que la liberté d’expression est garantie par la Constitution, le Chef de l’Etat Algérien juge que toute personne qui pratique l’insulte et la diffamation « doit être poursuivie et jugée conformément aux dispositions du droit commun et ce, quel que soit son statut ». 

Alors que la Ligue Algérienne pour la Défense des Droits de l’Homme (LADDH) estime qu’en 2022 le nombre des détenus d’opinion était de 330, les déclarations du Président de Tebboune provoquent l’indignation des défenseurs des droits humains en Algérie. L’avocat et défenseur des droits humains Abdelghani Badi affirme qu’ «Il n’y a pas de système répressif, de par l’histoire, qui reconnaît l’existence d’opposant détenus pour leur opinion».2Algérie- Watch, « Le président Tebboune rejette l’existence de détenus d’opinion », Disponible sur ce lien : https://algeria-watch.org/?p=81992  

Le 28 Janvier 2022, Au moins quarante détenus d’opinion de la prison d’El-Harrach, à Alger, entament une grève de la faim selon plusieurs avocats du Collectif de défense des détenus d’opinion. Les grévistes dénoncent leur détention provisoire et les poursuites dont ils font l’objet sur la base de l’article 87 bis du code pénal ainsi que les conditions de leur détention en privation totale des visites familiales. Le 29 janvier 2022, le parquet d’Alger publie un communiqué niant toute situation anormale dans les prisons. « Aucun mouvement de grève n’a été enregistré au sein de cet établissement pénitentiaire [d’El-Harrach] ». Le communiqué menace également de poursuivre toute personne qui relaierait des informations malgré une résistance aux rangs des avocats.  De plus, la quasi majorité des détenus d’opinion sont en détention provisoire depuis des mois voire des années ce qui viole le principe du procès équitable qu’on trouve dans l’article 41 de la constitution du 1er novembre 2020 disposant que « toute personne est présumée innocente jusqu’à l’établissement de sa culpabilité par une juridiction dans le cadre d’un procès équitable ». 

Certains détenus d’opinion ont bénéficié d’une grâce présidentielle cette année, mais seulement dans le cas où ils ont fait l’objet d’un verdict définitif. La grâce a concerné seulement une dizaine des détenus d’opinion. De plus le président Tebboune a spécifié une seule catégorie des détenus d’opinion à savoir ceux condamnés pour attroupement et arrêtés dans le cadre des marches du mouvement Hirak. Tebboune a également décidé des « mesures d’apaisement » en faveur des « jeunes poursuivis pénalement et qui se trouvent en détention provisoire pour avoir commis des faits d’attroupement et des actes inhérents ».3ANDALOU AGENCY, « Algérie : Grâce présidentielle en faveur des détenus du Hirak et des « mesures d’apaisement du front interne ». Disponible sur : https://www.aa.com.tr/fr/politique/alg%C3%A9rie-gr%C3%A2ce-pr%C3%A9sidentielle-en-faveur-des-d%C3%A9tenus-du-hirak-et-des-mesures-dapaisement-du-front-interne/2630202  

Enfin, plusieurs ex-détenus d’opinion demeurent sous contrôle judiciaire dont des journalistes et des leaders politiques à l’instar  de Khaled Drareni , Said Boudour ou encore Karim Tabbou. Ces derniers doivent signaler leur présence chaque semaine. Ils sont limités dans leurs mouvements et interdis de voyager. Pour certains, ils n’ont pas le droit de s’exprimer à la presse. C’est notamment le cas de Karim Tabbou.4TV 5 MONDE, Algérie : « Le transfert de détenus d’opinion grévistes de la faim est illégal et arbitraire ». Op.cit.

  1. la peur de rentrer en Algérie 

 En dehors du territoire algérien la répression est toujours de mise. Des activistes de la diaspora algérienne sont contrariés à ne pas rentrer en Algérie par peur d’être arrêté.  Dans une déclaration conjointe d’Amnesty International et de Human Rights Watch, les autorités algériennes ont imposé des interdictions arbitraires de voyager à au moins trois militant.e.s de la diaspora algérienne en mai 2022. 

Entre janvier et avril 2022, ces citoyens de nationalités algérienne et canadienne, ont été arrêtés et interrogés au sujet de leurs liens avec le mouvement Hirak. Deux ont été relâchés (Hadjira Belkacem et « N » ayant voulu garder l’anonymat) mais un  a été inculpé, l’empêchant  de rentrer chez lui au Canada. Il s’agit  de Lazhar Zouaimia.556 ans, membre d’Amnesty International au Canada, qui travaille comme technicien pour une entreprise publique du secteur de l’électricité au Québec. Source : https://www.hrw.org/fr/news/2022/05/06/algerie-il-faut-lever-les-interdictions-de-voyager-visant-des-militantes-de-la  

Le 19 février 2022, puis de nouveau le 9 avril 2022, la police des frontières l’empêche, de monter à bord d’un avion à destination de Montréal. Un juge du tribunal de Constantine le place en détention provisoire pour apologie et financement d’une organisation terroriste, en vertu de l’article 87 bis du Code pénal. Le 30 mars 2022, Lazhar Zouaimia sera mis en liberté provisoire. Le 6 avril, le même tribunal change l’accusation au profit de l’«atteinte à l’intégrité du territoire national », en vertu de l’article 79 du Code pénal. Entre temps et depuis son arrestation, on lui a confisqué son téléphone. Il a été acquitté le 5 mai 2022 afin de retourner au Canada. En septembre 2022, il a été condamné, par contumace, à cinq années de prison ferme et à une amende de 100 000 DA (934 $) par le tribunal de Constantine, en Algérie.

ARTICLE 19 considère que l’interdiction de voyager sans fondement juridique ressort de l’arbitraire qui va à l’encontre de l’Etat de droit et empiète plusieurs libertés en même temps à commencer par la liberté de circuler qui est utilisée par les autorités algériennes comme moyen de museler la liberté d’expression des algériens et des algériennes. 

  1. L’article 87 bis, le terrorisme élastique 

Dans une communication portée devant le comité onusien des droits humains le 21 décembre 2021, la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, affirme que la définition du terrorisme telle que légiférée dans le code pénal algérien est contraire aux standards internationaux6A/73/361, par. 34 en matière de lutte et de prévention contre le terrorisme. 

Plusieurs arrestations et chefs d’inculpation se basent désormais en Algérie sur les dispositions de l’article 87 bis. Ainsi des militants à l’instar des défenseur-ses des droits humains Kaddour Chouicha, Jamila Loukil et Saïd Boudour ont été condamnés le 29 avril 2021 par le procureur général d’Oran pour « enrôlement dans une organisation terroriste ou subversive active à l’étranger ou en Algérie ». 

ARTICLE 19 constate que  la majorité des personnes arrêtées dernièrement sont poursuivies sur la base de l’article 87 bis. Il y a même une application rétroactive de cet article. Ce texte a un contenu très élastique. Le magistrat a tous les pouvoirs d’interpréter cet article et les faits pour lesquels le prévenu est poursuivi. Cette  élasticité quant à la définition du terrorisme demeure une violation à un principe fondamental de l’Etat de droit à savoir la sécurité juridique et ce qu’elle porte comme prévisibilité des lois.

ARTICLE 19 exhorte les autorités algériennes à revoir la législation pénale et à la conformer aux dispositions de la constitution et aux standards internationaux. Elle appelle les autorités à cesser de recourir aux lois répressives et fourre-tout afin d’emprisonner des personnes qui n’ont fait qu’exercer leur liberté d’expression.

  1. La fermeture massive des médias privés 

Dans une intervention médiatisée7ALGERIE ECO, « Détenus d’opinion, liberté d’expression, relations avec la France et le Maroc : les déclarations du président Tebboune », Disponible sur : https://www.algerie-eco.com/2022/02/16/detenus-dopinion-liberte-dexpression-relations-avec-la-france-et-le-maroc-les-declarations-du-president-tebboune/ le 16 février 2022, le président Abdelmadjid Tebboune souligne qu’il y a près de 8000 journalistes, 180 quotidiens, «imprimés sans payement de frais y afférents».  Il précise qu’ « Il existe également une vingtaine de chaînes de télévision qui sont considérées comme des chaînes nationales, alors qu’elles ne sont pas légalement réglementées ». Il conclut par ses intentions de faire changer les choses en affirmant que   «les choses vont bientôt changer, car d’ici un mois la nouvelle loi sur l’information qui régit le champ audiovisuel en Algérie sera promulguée ».

Cette année, plusieurs médias ont cessé d’éditer, poussés à l’autocensure et poussant les hommes d’affaires à ne plus investir dans le domaine médiatique privé. C’est le cas du journal Liberté qui demeure un acteur clé du paysage médiatique algérien depuis son lancement durant les années 1990. Le 6 avril 2022, la Société algérienne d’édition et de culture (SAEC) a pris la décision de dissoudre le quotidien algérien francophone. Une décision menée par son actionnaire majoritaire, l’homme d’affaires Issad Rebrab. ARTICLE 19 soupçonne  la politisation des motifs de cette décision de fermeture étant donné que la SAEC est une entreprise rentable à l’écart des difficultés financières. L’affaire renseigne aussi bien sur la nature du système politique que sur la vulnérabilité de la presse et la précarité du métier de journaliste. 

Le cas du journal Liberté n’est pas anodin. Aussitôt  après, c’est au tour du journal EL Watan un autre grand quotidien francophone algérien.

Ce dernier a été privé de publicité, ses comptes bancaires bloqués et il s’est retrouvé en redressement fiscal.  Son contrat avec l’Agence Nationale d’Edition et de Publicité (ANEP), principal distributeur de la publicité étatique, a été rompu unilatéralement par celle-ci. El Watan, n’arrive plus à payer ses journalistes depuis le mois de janvier 2022. Bien que ces journalistes ont dénoncé dans des communiqués qu’ils ont publié sur le réseau social Facebook dénigrant cette politique de faire taire les journaux, les autorités demeurent muettes et refusent toute aide financière au profit de ce journal afin de l’empêcher de disparaitre. 

Dans sa déclaration au journal Le Monde Mohamed Tahar Messaoudi, le directeur de publication d’El Watan constate avec amertume que EL Watan « s’achemine vers la fermeture définitive ». Il préfigure la fin de l’« aventure intellectuelle ».

ARTICLE 19 rappelle à l’Algérie ses engagements dans la préservation de la liberté des médias. L’article 54 de la Constitution algérienne garantit la liberté de la presse. Par ailleurs, le Conseil des Droits de l’Homme a souligné dans son observation générale n° 34 le rôle que jouent les Etats dans la promotion de la pluralité des médias. En vertu des normes internationales sur la liberté d’expression, les États ont l’obligation positive d’adopter un cadre juridique et réglementaire permettant le développement de paysages médiatiques libres, indépendants et pluralistes. ARTICLE 19 appelle les autorités algériennes à s’assurer que l’allocation des subventions publiques aux médias soit organisée de manière claire et transparente dans un cadre juridique qui préserve l’indépendance des médias.8Voir, policy Brief: “Freedom of Expression and State Aid to Media”. Disponible sur : https://www.article19.org/wp-content/uploads/2017/12/State-Aid-to-the-Media-2017-final-Oct-2017-1.pdf

  1. Le Journalisme, désormais un travail à grand risque 

Près de quatorze journalistes sont sous poursuites judiciaires. Quatre sont en détention. Nous assistons à une escalade de la répression.9TV 5 MONDE https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-le-transfert-de-detenus-d-opinion-grevistes-de-la-faim-est-illegal-et-arbitraire Plusieurs journalistes ont été arrêtés et condamnés à l’instar de Rabeh Karéche,  de Hassan Bouras et de Mohamed Mouloudj arrêtés par les forces de l’ordre et  incriminés pour des chefs d’inculpation comme l’ appartenance à une organisation terroriste, et/ ou  diffusion de fausses informations et atteinte à l’intégrité de l’unité nationale selon les dispositions de l’article 87 bis. 

Khaled Drareni, Journaliste et Représentant de RSF en Afrique du Nord affirme que « L’évidente régression de la liberté de la presse en Algérie pose désormais la question de la possibilité même de l’exercice du journalisme dans ce pays. La pression judiciaire entretenue par les autorités sur les professionnels des médias crée un climat de peur les poussant à l’autocensure et au renoncement ».10 RSF, “Algérie : Mohamed Mouloudj, 13 mois en prison pour un SMS”, Disponible sur : https://rsf.org/fr/alg%C3%A9rie-mohamed-mouloudj-13-mois-en-prison-pour-un-sms

ARTILCE 19 rappelle aux autorités algériennes l’importance d’assurer la capacité des journalistes et des professionnels des médias à travailler librement, de manière indépendante et en toute sécurité, sans entraves, menaces ou représailles violentes. Les journalistes écopent d’un rôle vital pour la démocratie, la circulation de l’information, la promotion et la protection des droits humains, et leur interaction avec l’opinion publique demeure un élément essentiel pour ces garanties.