France : La proposition de loi contre la manipulation de l’information viole les standards internationaux [MISE À JOUR]

Jeudi 26 juillet 2018, le Sénat va débattre en séance publique de la proposition de loi no. 623 contre “la manipulation de l’information”, telle qu’adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale. Malgré les mises en garde d’ARTICLE 19, Reporters sans Frontières et des syndicats de journalistes et des médias, les parlementaires semblent déterminés à adopter un texte flou dont la nécessité est loin d’être avérée et qui présente de graves dangers pour la liberté d’expression. ARTICLE 19 appelle le Sénat à rejeter ce texte.

Contexte

ARTICLE 19 rappelle que, suite aux accusations d’ingérence russe notamment dans les élections présidentielles américaines et françaises, le gouvernement français a annoncé son intention de proposer une loi afin de lutter contre les campagnes massives de diffusion de ‘fausses’ informations (‘fake news’), notamment en ligne.

A ce jour, deux propositions de loi – l’une organique, l’autre ordinaire – ont été débattues par l’Assemblée nationale. ARTICLE 19 a fait part de ses inquiétudes quant à la proposition de loi organique, les mêmes considérations étant applicables à la proposition de loi ordinaire. En particulier, ARTICLE 19 observait que la proposition de loi organique débattue à l’Assemblée nationale en première lecture enfreignait les normales internationales relatives à la liberté d’expression, notamment :

  • La définition des « fausses informations » était trop imprécise et de nature à ouvrir la voie à des abus ou des interprétations malencontreuses de la part des juges, avec pour résultat le retrait d’informations légitimes ;
  • La procédure de retrait, bien que judiciaire, était trop rapide, ne comportait pas de garanties d’équité procédurale et apparaissait susceptible d’instrumentalisation ;
  • Les sanctions relatives aux obligations de transparence des plateformes paraissaient trop lourdes ;
  • La proposition de loi semblait impliquer que les plateformes avaient le devoir de retirer les fausses informations sur base de leurs conditions générales d’utilisation, alors que ces entreprises ne devraient pas être placées en position d’arbitre de la vérité ; ceci était d’autant plus inquiétant en l’absence de critères précis quant à la définition de fausses informations et en l’absence de mécanisme de redevabilité des plateformes.

Enfin, ARTICLE 19 s’inquiétait des pouvoirs donnés au CSA de supprimer la convention de distribution de services de communication au public par les chaînes jugées comme étant sous influence d’États étrangers

Une définition des « fausses informations » encore plus floue

ARTICLE 19 regrette fortement que nos mises en garde n’aient pas été prises en compte par les députés. D’une manière générale, la nouvelle version de la proposition de loi adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale continue à soulever les mêmes problèmes que ceux que nous avions identifiés précédemment.

Au cours de la première lecture par l’Assemblée nationale, la définition des « fausses informations » a été amendée. Constitue maintenant une « fausse information » toute allégation ou imputation d’un fait « inexacte ou trompeuse ». Cette nouvelle formulation a été justifiée par le fait qu’elle chercherait à faciliter l’articulation de la notion de « fausses informations » avec celle de « fausse nouvelle » telle que définie dans la jurisprudence. Cette dernière définit les « fausses nouvelles » comme se rattachant à un fait précis et circonstancié, actuel ou passé mais non encore divulgué, et dont le caractère mensonger est établi de façon objective.

ARTICLE 19 déplore cette nouvelle définition des « fausses informations », laquelle est bien plus large que celle de « fausse nouvelle ». Non seulement elle méconnaît la difficulté inhérente à tout exercice de distinction entre fait et opinion, mais elle ignore également les réalités du travail journalistique dans la recherche et la diffusion de l’information. Les débats récents sur le Brexit au Royaume-Uni en sont un parfait exemple. De part et d’autre, chaque groupe se présente armé de faits et statistiques économiques différents, accusant la partie adverse de mensonges et d’approximations. Par ailleurs, la presse britannique publie régulièrement des gros titres dont on pourrait dire qu’ils sont de nature à induire l’opinion publique en erreur, notamment sur les questions d’immigration.

ARTICLE 19 note que la nouvelle version de la proposition de loi a également modifié les éléments qui sont laissés à l’appréciation du juge lors de la procédure de retrait en référé. En particulier, le juge serait chargé d’établir que les fausses informations ont été diffusées « de manière délibérée » plutôt que de mauvaise foi. L’on peut toutefois s’interroger sur la manière dont la preuve de l’intention de diffuser des fausses informations est censée être apportée ou vérifiée, notamment au regard du fait que l’auteur du contenu en question est absent de la procédure de référé. Par ailleurs, on peut se poser la question de savoir comment une information peut à la fois être diffusée « de manière délibérée », ce qui suppose une certaine intentionnalité, avec le second élément qui conditionne l’intervention du juge, à savoir le fait que cette diffusion ait lieu « de manière artificielle ou automatisée ».

Enfin, ARTICLE 19 note que la proposition de loi implique que la définition des « fausses informations » devrait être utilisée par les plateformes dans la mise en œuvre de leurs conditions générales d’utilisation (obligation de mise en œuvre de mécanisme de signalement, Titre II Bis relatif au devoir de coopération des opérateurs de plateformes en ligne en matière de lutte contre la diffusion de fausses informations). Outre le fait que les plateformes ne devraient pas être mise en position d’arbitrer de la véracité de l’information, une telle définition demeure beaucoup trop vague pour ne pas ouvrir la voie à des abus ou des interprétations malencontreuses, aussi bien de la part des juges que des plateformes, avec pour résultat inévitable le retrait d’informations légitimes et l’appauvrissement du débat public en ligne.

ARTICLE 19 déplore l’apparente détermination de la majorité gouvernementale à adopter une loi qui, de l’avis de nombreux experts, se révélera difficilement applicable, d’une efficacité limitée et clairement néfaste à la liberté d’expression.

Au vu de ces préoccupations, ARTICLE 19 appelle le Sénat à rejeter la proposition de loi.