Tunisie: Décret-loi sur la cybercriminalité est une grave menace pour la liberté d’expression

Tunisie: Décret-loi sur la cybercriminalité est une grave menace pour la liberté d’expression - Digital

Tunisian flag / Creative Commons

ARTICLE 19 est profondément préoccupé par l’utilisation par les autorités tunisiennes d’un décret-loi sur la cybercriminalité récemment adopté pour poursuivre des détracteurs du gouvernement et réprimer la dissidence. Nous demandons à l’Assemblée des représentants de rejeter ce décret-loi qui menace gravement la liberté d’expression et la vie privée.

Le Décret-loi n° 2022-54 relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication (ci-après le Décret-loi) a été promulgué le 13 septembre 2022. L’objectif déclaré du Décret-loi est de « fixer les dispositions ayant pour objectif la prévention des infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication et leur répression, ainsi que celles relatives à la collecte des preuves électroniques y afférentes, et de soutenir l’effort international dans le domaine, et ce, dans le cadre des accords internationaux régionaux et bilatéraux ratifiés par la République tunisienne ». Pourtant, l’objectif principal du Décret-loi semble être la criminalisation de l’expression en ligne plutôt que la cybercriminalité proprement dite. Par exemple, le Décret-loi prévoit des peines sévères de prison pour des délits tels que la diffusion de fausses nouvelles, en violation flagrante des normes internationales sur la liberté d’expression et la vie privée. Et en effet, depuis la promulgation du Décret-loi, les autorités tunisiennes ont ouvert plusieurs enquêtes pénales pour poursuivre des médias, des avocats ou des étudiants pour avoir critiqué des responsables gouvernementaux.

ARTICLE 19 a analysé le décret-loi par rapport aux normes internationales dans le cadre du Programme d’appui aux médias en Tunisie 2. Si certaines dispositions du Décret-loi semblent avoir été tirées en partie de la Convention sur la cybercriminalité du Conseil de l’Europe (la Convention de Budapest), la plupart d’entre elles ne respectent pas les normes internationales relatives aux droits humains (et contreviennent aux protections des droits humains dans la Constitution tunisienne), ont un déficit de protections en matière de procédure régulière et ne respectent pas les principes de nécessité et proportionnalité.

  • Le Décret-loi est incompatible avec le principe de prévisibilité juridique. La plupart des infractions visées par le Décret-loi sont passibles de peines de prison. Le principe de prévisibilité juridique exige que les peines pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement soient régies par le Code pénal lui-même. Les personnes assujetties à la loi doivent être en mesure de régler leur conduite avec certitude, ce qui nécessite qu’elles trouvent facilement toute disposition pénale imposant des peines d’emprisonnement.
  • De nombreuses infractions prévues par le Décret-loi sont déjà sanctionnées dans d’autres textes juridiques. Les crimes mentionnés dans le Décret-loi tels que la diffamation, la diffusion des images d’abus sexuels d’enfants et le discours de haine sont déjà sanctionnés dans d’autres textes juridiques, à savoir le Code pénal, le Décret-loi n° 115 de 2011 relatif à la liberté de la presse, de l’imprimerie et de l’édition ou le Code des télécommunications, avec différentes peines applicables à ce qui correspond effectivement aux mêmes délits. Cela n’est pas conforme au principe de sécurité juridique et accroît la possibilité d’une application arbitraire de ces dispositions.
  • Plusieurs dispositions criminalisent l’expression en ligne protégée plutôt que la cybercriminalité. Le Décret-loi contient des infractions, telles que la diffusion de fausses nouvelles, qui ne sont pas conformes aux normes internationales relatives à la liberté d’expression et qui sont utilisé pour poursuivre des journalistes, des défenseurs des droits humains et des détracteurs du gouvernement. D’un point de vue comparatif, le Décret-loi introduit plusieurs infractions qui n’existent pas dans des instruments comme la Convention de Budapest. Les infractions prévues dans le Décret-loi vont donc au-delà des infractions reconnues internationalement comme constituant des cybercrimes.
  • Les sanctions prévues dans le Décret-loi sont excessives et disproportionnées. Le régime des peines prévu par le Décret-loi est excessivement sévère, y compris pour les infractions liées au contenu. Le droit international relatif aux droits humains ne permet une peine de prison que pour les pires délits d’expression, comme l’incitation au génocide.
  • Le Décret-loi accorde aux autorités tunisiennes des pouvoirs d’investigation étendus et ne prévoit pas de garanties procédurales pour la protection des droits humains. Le Décret-loi impose la conservation générale et systématique des données par les fournisseurs de services de télécommunications et accorde aux autorités gouvernementales des pouvoirs d’accès et d’interception trop étendus. Des garanties procédurales et des protections des droits humains comme le droit d’être informé des mesures de surveillance et un droit de recours sont totalement absentes du Décret-loi, malgré une référence générale aux engagements en matière de droits humains dans son Article 2.

Le Décret-loi sera soumis à l’approbation de l’Assemblée des représentants du peuple nouvellement constituée. Nous demandons à l’Assemblée des représentants de rejeter le Décret-loi.

 

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