Sénégal: ARTICLE 19 déplore l’adoption d’un code de la presse régressif et demande au Président de la République de ne pas promulguer le code

Summary

Dakar, le 18 juillet 2017: ARTICLE 19 déplore l’adoption par le Parlement sénégalais du Code de la Presse le 20 juin 2017. Pour ARTICLE 19, le nouveau Code représente une occasion manquée de rendre le droit sénégalais compatible avec les standards internationaux relatifs à la liberté d’expression. Nous appelonsles autorités sénégalaises à revoir entièrement les dispositions du code et à ne pas appliquer ses dispositions les plus répressives.

Le nouveau Code de la Presse manque aux exigences du droit international

ARTICLE 19 estime que le Code de la Presse (‘CP’)estincompatible avec les standards internationaux relatifs à la liberté d’expression[1]. Une analyse non-exhaustive des dispositions du Code fait notamment apparaître les carences suivantes:

Une notion passéiste du journalisme: ARTICLE 19 note que le Code de la Presse conserve une notion passéiste du journalisme qui est considéré comme une profession plutôt que comme une activité. En effet, l’article 4 CP dispose que ne peuvent être qualifiés de‘journalistes’ que les individus pouvant faire état d’un diplôme de journalisme ou d’une licence suivie d’une expérience de 2 ans au sein d’une entreprise de presse, laquelle doit ensuite être validée par une commission établie par le Ministère de la Communication.En d’autres termes, cette définition exclut de son champ d’application les activités journalistiques des bloggeursoudes particuliers engagés dans la dissémination d’informations au public par des moyens de communication de masse. Ainsi, les personnes qui commentent les événements politiques ou tout autre sujet d’intérêt général sur les réseaux sociaux ne sont pas considérées comme des journalistes.

Outre le fait que cette définition reflète une conception dépassée du journalisme, elle est également contraire aux standards internationaux applicables en la matière. Ainsi, le Comité des droits de l’homme dans son Observation Générale no. 34 sur l’interprétation de l’article 19 du Pacte internationalrelatif aux droits civils et politiques (« PIDCP ») a affirmé que :

Le journalisme est une fonction exercée par des personnes de tous horizons, notamment des reporters et analystes professionnels à plein temps ainsi que des blogueurs et autres particuliers qui publient eux-mêmes le produit de leur travail, sous forme imprimée, sur l’Internet ou d’autre manière, et les systèmes généraux d’enregistrement ou d’octroi de licence pour les journalistes par l’État sont incompatibles avec le paragraphe 3. Les régimes d’accréditation limitée peuvent être licites uniquement dans le cas où ils sont nécessaires pour donner aux journalistes un accès privilégié à certains lieux ou à certaines manifestations et événements. Ces régimes devraient être appliqués d’une manière qui ne soit pas discriminatoire et qui soit compatible avec l’article 19 et les autres dispositions du Pacte, en vertu de critères objectifs et compte tenu du fait que le journalisme est une fonction exercée par des personnes de tous horizons.

Le corollaire de la définition sénégalaise du journalisme est que les bloggeurs et autres journalistes au sens du droit international ne bénéficient pas de certains droits et privilèges, telle que la protection des sources (Articles 16 et 18 CP). Or, le Comité des droits de l’homme a noté dans son Observation Générale no. 34 que «  Les États parties devraient reconnaître et respecter l’élément du droit à la liberté d’expression qui recouvre le privilège limité qu’a tout journaliste de ne pas révéler ses sources d’information. »(voir CCPR/C/GC34/ au paragraphe 45, souligné par nous). Le Code de la Presse est donc également contraire aux normes internationales sur ce point.

La Carte Nationale de Presse et l’exigence d’enregistrement des entreprises de presse sont incompatibles avec le droit international : en tout état de cause, de nombreuses dispositions du CP applicablesaux journalistes et aux entreprises de presse violent les normes internationales relatives à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. Cela est notamment le cas des dispositions relatives à la Carte Nationale de Presse (Section 2, Articles 22 à 36 CP) et celleexigeant des entreprises de presse qu’elles s’enregistrent auprès du Ministère en charge de la Communication (Article 68 CP).A cet égard, nous renvoyons le gouvernement sénégalais au paragraphe 44 de l’Observation Générale no. 34 du comité des droits de l’homme précité[2]. Ces dispositions sont d’autant plus préoccupantes que tout manquement aux exigences relatives à la Carte Nationale de Presse est sanctionné pénalement (Article 198 CP).

Des exigences de fonctionnement disproportionnées en matière de presse: en outre, ARTICLE 19 s’inquiète des multiples exigences requises pour l’établissement d’entreprises de presse (Titre Premier, Chapitre IV ; Titre II).Si l’Article 53 du CP dispose que les professionnels des médias sont soumis à un système d’autorégulation, la multiplication des exigences relatives au fonctionnement des entreprises de presse suggère au contraire que la presse écrite est fortement régulée. Ceci est d’autant plus inquiétant que les manquements à ces obligations sont lourdement sanctionnés pénalement. Par exemple,en vertu de l’Article 194 CP, est puni d’un emprisonnement de 3 mois à un an et/ou d’une amende de 100,000 à 1, 000,000 de francs, le fait de ne pas avoir un directeur de publication pouvant justifier de 10 ans d’expérience journalistique. Les mêmes peines sont applicables en cas de manquement à l’obligation d’avoir un rédacteur en chef ayant acquis au moins 7 ans d’expérience en tant que journaliste. De même, le fait de ne pas respecter les obligations relatives à la déclaration de parution (Articles 80 et 81) ou au dépôt légal des publications auprès de plusieurs ministères et autorités publiques (Articles 82 et 83)est puni d’une amende de 100,000 à 1, 000,000 de francs (Articles 203). De plus, aussi bien l’imprimeur que le propriétaire du journal et le directeur de publication sont passibles d’une amende de 200,000 à 500,000 francs s’ils ne fournissent pas certains renseignements, tels que le nom du directeur de publication, le nom et adresse de l’imprimerie et le chiffre du tirage de la dernière édition (voir Articles 92, 201 et 207). 

Du point de vue d’ARTICLE 19, ces exigences et les sanctions qui les accompagnent sont manifestementdisproportionnées au regard des normes internationales relatives à la liberté d’expression. En ce sens, la Cour africaine des droits et peuples a notamment consacré le principe selonlequel:

165. Hormis des circonstances graves et très exceptionnelles, en particulier l’apologie de crimes internationaux, l’incitation publique à la haine, à la discrimination ou à la violence, ou les menaces à l’ égard d’une personne ou d’un ensemble de personnes, en raison de critères spécifiques tels que la race, la couleur, la religion ou l’origine nationale, la Cour considère que les infractions aux lois relatives à la liberté d’expression et de presse ne sauraient être sanctionnées par des peines privatives de liberté sans être contraires aux dispositions susmentionnées.

La Cour observe par ailleurs que s’agissant des autres sanctions pénales, civiles ou administratives, elles demeurent soumises aux critères de nécessité et de proportionnalité; ce qui signifie que si elles s’avèrent disproportionnées ou excessives, elles seront incompatibles avec la Charte et les autres instruments pertinents des droits de l’homme»[3].

Au vu des standards applicables en la matière, lesquels sont on ne peut plus clairs, ARTICLE 19 est particulièrement déçue que les autorités sénégalaises persistent à adopter des dispositions répressives en matière de presse.

Une codification problématique de la déontologie journalistique et de certains principes et valeurs: ARTICLE 19 s’inquiète également du fait que les devoirs des journalistes (Titre Premier, Chapitre III, Section première, Paragraphe 3), ainsi que certains principes et valeurs (Chapitre VI), soient codifiés dans le Code de la Presse. Tout d’abord, les devoirs du journaliste sont exprimés en termes vagues[4]. Par exemple, en vertu de l’Article 13, le journaliste ne doit pas « déformer les faits », ni « dénaturer un texte, un document, une image et un son, ou l’opinion d’autrui ». Il est bien évident que ce type de dispositions est sujet à des abus et restreint considérablement la liberté des éditeurs, notamment celle de sélectionner les textes qui leur paraissent les plus pertinents. Par ailleurs, certains principes énoncés dans le Code sont incompatibles avec le droit international. Par exemple, l’Article 64 dispose que « l’auteur d’un article de presse écrite ou en ligne doit être identifié ».[5]D’autres n’offrent aucunegarantie pour la protection de la liberté d’expression. Ainsi, en vertu de l’Article 17, la publication de montages réalisés avec les paroles ou l’image d’une personne sans son consentement constitue une atteinte à la vie privée. Le Code ne prévoit aucune exception lorsque le montage a été fait en utilisant des images disponibles dans le domaine public ou lorsqu’il peut être autrement justifié comme étant dans l’intérêt général (par ex : parodie d’un personnage publique). En outre, certains principes restent très vagues, d’autant plus que le Code ne fait aucune référence au test en trois parties du droit international (légalité, but légitime, nécessité et proportionnalité). Par exemple, l’Article 57 enjoint les entreprises de presse et de la communication audiovisuelle de respecter les bonnes mœurs sans autres précisions. Enfin,tout manquement aux obligations énoncées ci-dessus est passible de sanctions pénales. En effet, l’Article 204 dispose que « la diffusion d’une publication déclarée non conforme aux conditions fixées par le présent Code est punie d’un emprisonnement de deux à six mois et d’une amende de 200,000 à 500,000 francs ou de l’une des deux peines.

Au final, ARTICLE 19 estime queles devoirs des journalistes ne devraient pas figurer dans le Code de la Presse mais devraient faire partie d’un Code séparé de déontologie appliqué par un organe d’autorégulation. Ce dernier ne devrait pas disposer de pouvoirs de sanctions exorbitants. Les devoirs des journalistes devraient être rédigés suivant les bonnes pratiques établies dans les pays où la liberté de la presse bénéficie d’une forte protection. Par ailleurs, certains principes et valeurs ainsi que les dispositions relatives au respect de la vie privée (Article 17) et de la dignité humaine (Article 18) devraient être revus afin de les mettre en conformité avec les exigences du droit international, notamment le test en trois parties de légalité, but légitime, nécessité et proportionnalité.

Une politique discutable en matière de presse en ligne : le Code de la Presse cherche à innover en encadrant les activités des entreprises de presse en ligne (Titre II, Chapitre 3). Les exigences de base relatives à la constitution des entreprises de presse en ligne sont en grande partie les mêmes que celles pour les entreprises de presse écrite. La principale différence semble résider en ce que les entreprises de presse en ligne ont l’obligation de renouveler régulièrement leurs contenus multimédias.

Toutefois, les entreprises de presse en ligne sont soumises à des exigences supplémentaires dues à la nature interactive de leurs publications. Ainsi, l’Article 179 oblige les éditeurs et administrateurs à mettre en place des dispositifs de modération des commentaires des internautes. Ces dispositifs doivent « rendre l’accès impossible ou retirer promptement » les contenus « indécents ou inappropriés ». En d’autres termes, le Code délègue la censure des contenus indésirables aux entreprises de presse en ligne en violation du droit international.ARTICLE 19 s’est opposé de longue date à l’obligation faite aux journalistes de mettre en place des systèmes de modération de leurs plateformes[6]. Ce type d’obligation a également été condamné par le rapporteur spécial des Nations Unies sur la protection de la liberté d’expression[7].

En outre, le Code de la Presse prévoit un régime de responsabilité conditionnelle des entreprises de presse en ligne. D’une part, l’Article
181 prévoit la responsabilité civile ou pénale des entreprises de presse en ligne du fait des contenus illicites d’autrui que si, ayant été saisies par une autorité judiciaire, elles n’agissent pas promptement pour empêcher l’accès à ce contenu. D’autre part, l’Article 225 prévoit que l’éditeur ou l’administrateur ainsi que le fournisseur d’accès peuvent être tenus pénalement responsable du fait des contenus des internautes constitutifs d’une infraction. Ils peuvent toutefois s’exonérer de cette responsabilité « s’il est établi qu’ils n’avaient pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment où ils en ont eu connaissance, ils ont agi promptement pour retirer ce message.

Si l’Article 181 est globalement positif en ce qu’il est relativement conforme aux normes internationales en la matière, l’Article 225 est préoccupant. Tout d’abord, l’éditeur ou l’administrateur ainsi que le fournisseur d’accèspeuvent voir leur responsabilité pénale engagée indépendamment de celle de l’entreprise de presse en ligne. Ensuite, ce système à deux vitesses prête à confusion. Alors que le dispositif de l’Article 181 apporte la sécurité juridique inhérente aux ordonnances judiciaires sans inciter au retrait des contenus « tous azimuts », le dispositif de l’Article 225 incite les éditeurs, administrateurs et fournisseurs d’accès à retirer les contenus d’autrui immédiatement s’il y a le moindre doute quant à leur légalité. En tout état de cause, ce système a été largement critiqué par les instances internationales.[8]

Des sanctions administratives et pénalesexorbitantes:ainsi qu’il a été noté plus haut, de nombreuses dispositions pénales sont très préoccupantes et à notre avis, tout à fait disproportionnées au regard du droit international. Nous sommes également préoccupés par les dispositions relatives aux sanctions administratives. Ainsi, l’Article 192 prévoit que l’autorité administrative compétente peut « pour prévenir ou faire cesser une atteinte à la sécurité de l’Etat, à l’intégrité territoriale, ou en cas d’incitation à la haine ou d’appel au meurtre, ordonner la saisie des supports de diffusion d’une entreprise de presse, la suspension ou l’arrêt de la diffusion d’un programme, la fermeture provisoire de l’organe de presse ». Du point de vue d’ARTICLE 19, ces pouvoirs de censure sont exorbitants et incompatibles avec les normes internationales relatives à la liberté d’expression. Cette prérogative conférée à l’autorité administrative parait manifestement disproportionnée au regard de la jurisprudence de la Cour africaine précitée et de la Commission africainedes droits de l’homme et des peuples. . Il ressort d’une jurisprudence constante de la Commission quetoute restriction de la liberté d’expression doit être prévue par la loi, servir un intérêt légitime et être nécessaire à une société démocratique[9].

Autres préoccupations: ARTICLE 19 note également que les règles relatives à l’audiovisuellaissent à penser que ce secteur pourrait être mis sous la tutelle du gouvernement. Par exemple, l’Article 94 prévoit que « l’exercice de toute activité d’édition, de distribution et de diffusion de services de communication audiovisuelle est subordonné à une autorisation délivrée par le Ministre chargé de la Communication, après avis conforme de l’organe de régulation ». En ce qui concerne les éditeurs de services, « le Ministère en charge de la Communication, autorité compétente, délivre d’office à l’éditeur national une autorisation d’exploitation de service de communication audiovisuelle, approuvée par décret. » Autrement dit, le gouvernement semble garder la main mise sur le secteur de l’audiovisuel. 

Enfin, ARTICLE 19 note que le Code impose un droit de réponse aux différents types d’entreprises de presse ainsi que dans le secteur de l’audiovisuel. De notre point de vue, ce type de mesures constitue une ingérence disproportionnée dans le droit à la liberté d’expression, d’autant plus que le droit de réponse prévu par le Code de la presse est étendu aux dépositaires de l’autorité publique (Article 86).[10] En outre, les manquements au droit de réponse sont sanctionnés pénalement par de lourdes amendes (voir Article 208).

La société civile insuffisamment consultée

ARTICLE 19 prend note du fait que la dernière version du Code de la Presse n’a été partagée avec la société civile que la veille de son adoption par le Parlement sénégalais. A notre connaissance, cette dernière mouture du Code, qui comprend maintenant plusieurs dispositions liberticides n’a pas été débattue publiquement avec les parties prenantes. Cela est d’autant plus regrettable que le projet de Code initial avait pour but principal la dépénalisation de plusieurs délits de presse et le soutien à l’indépendance des médias.

En outre, ARTICLE 19 regrette vigoureusement l’utilisation de la procédure d’urgence, c’est-à-dire sans examen parlementaire approfondi, ce qui n’était en rien justifié.

ARTICLE 19 demande au Président de la République de ne pas promulguer le code et d’exiger sa conformité aux obligations internationales du Sénégal en matière de protection du droits à la liberté d’expression.

ARTICLE 19 appelle les autorités sénégalaises à revoir entièrement les dispositions du code et à ne pas appliquer ses dispositions les plus répressives.

Pour de plus amples informations, veuillez contacter ARTICLE 19 Afrique de l’Ouest:

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Tel: ++221338690322.


[1]Voir notamment la déclaration de principe sur la liberté d’expression en Afrique adopté par la Commission Africaine des droits de l’homme et des peuples ainsi que la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples, particulièrement son article 9.

[2] Voir également, la Déclaration conjointe de 2003 relative à la régulation des médias, available at: https://www.osce.org/fom/99558?download=true

[3] Le caractère disproportionné des sanctions contrevient à la jurisprudence récente de la Cour Africaine des droits de l’homme et des peuple en particulier l’arrêt Lohé Issa Konaté c/ République du Burkina Faso, no. 004/2013, 5 décembre 2014, paragraphes 165 et 166 : http://fr.african-court.org/images/Cases/Judgment/AFFAIRE.%20004-%202013%20-%20LOHE%20ISSA%20KONATE%20c.%20BURKINA%20FASO%20-%20FRENCH.PDF

[4]Contrevient à la décision de la Commission UNHR Keun-Tae Kim c. Corée, 1999 sur l’exigence de clarté de la norme.

[5] Voir A/HRC/29/32, paras. 59 et 60.

[6] Voir Les conclusions d’ARTICLE 19 dans l’affaire Delfidevant la Cour européenne des droits de l’homme: https://www.article19.org/data/files/medialibrary/37592/Delfi-intervention-A19-30052014-FINAL.pdf

[7] Voir A/HRC/17/27, para. 43.

[8] Voir notamment Rapporteurs spéciaux sur la liberté d’expression, Déclaration conjointe sur la liberté d’expression sur Internet, juin 2011.

[9]ConstitutionalRights Project, Civil Liberties Organisation et Media Rights Agenda c/ Nigeria, 31  octobre 1998, Communications 10593, 130/94, 128/94 et 152/96, para.52. ARTICLE 19/ l’Etat D’Erythrée, communication 275/03. Para. 105

[10] Pour plus de détails, voir ici: https://www.article19.org/pages/en/right-of-reply.html